Le petit beignet de Svamiji

de Katherine Roumanoff

D’aussi loin que je me souvienne, mon papa a toujours fait du Svamiji. Et maintenant encore presque quarante ans plus tard, c’est toujours d’actualité.

Quand j’étais enfant le week-end en Normandie, il s’enfermait dans son bureau, et je n’avais le droit de faire « toc-toc » que pour l’appeler à table. Par la porte entrouverte je regardais intriguée le bureau au plateau de pin foncé ou s’empilait des feuilles A4 couvertes de hiéroglyphes incompréhensibles.

Les photocopies avaient laissé une encre un peu baveuse et les empâtements de la typo style writter m’intriguaient fortement. Avec des ciseaux et de la colle il faisait des coupés-collés manuels ; il fendait de sa lame phrases et paragraphes et les recollait par-ci par là au gré des pages dans un souci de classement qui m’échappait. Armé de sa petite spatule en plastique, il étalait avec un plaisir évident la colle blanche et liquide. Les feuilles gondolaient furieusement ce qui les rendaient à mon sens encore plus mystérieuses.  Elles s’entassaient ensuite sur un coin de la table, le temps d’un séchage improbable. La hauteur de la pile marquait le travail accompli. Elles disparaissaient ensuite dans des classeurs. J’avais le droit parfois de jeter les petites bandes blanches qui s’étaient amassées pendant la séance ou encore de vider le boîtier de la perforatrice qui laissait échapper à ma grande joie des confettis tout blancs.

Tout était en anglais et il était question de sitting et de lying : le sitting c’est quand on est assis et qu’on cause. Je pensais tout de suite à «Sitting Bull »  le grand chef indien, il me lançait un « Hug » et nous allions discuter de la paix dans son tipi. Svamiji était indien lui aussi mais d’Inde, il ne faut pas confondre, cependant, à l’évocation de ce mot « sitting » le chef indien de mon enfance sort de son tipi pour me saluer. Les lyings c’est quand on est allongé et qu’on pleure toutes les larmes de son corps. On peut crier aussi car on a mal à cause des images du passé qui reviennent. Ce sont les mauvais souvenirs qui resurgissent, à croire que les bons ne comptent pas, et tout ce que l’on n’a pas compris à l’époque des drames s’éclaire grâce à la présence Svamiji. (prononcer Soâmidji).

Avec Svamiji on peut pleurer tout ce que l’on veut, Svamiji est un grand lac, rempli de larmes, c’est ma Maman qui me l’a dit. « Svamiji est un grand lac, et mes larmes qui coulent ne font pas une ride. »

Mes parents pour ne pas effrayer les voisins, allaient faire des lyings dans la cave… Papa faisait faire un lying à maman et vice-versa, pas question de les déranger pendant ce temps-là, il fallait attendre que ça passe.

Et je me souviens en descendant la petite route qui conduisait à  la ferme avec la maman du voisin on avait entendu des « ouhouhouh » et « bouhbouhbouh » convulsifs. Comment ne pas les entendre ? On longeait le garage et la cave et les cris mi-gloussement, mi-plaintes venait troubler la quiétude champêtre, contrastant avec le langage des vaches et le vol des bourdons.

– « Qu’est ce qui fait ce bruit chez toi demanda la voisine ? »

Dire la vérité me parut plus simple. Et je pris une grande inspiration livrant mon existence au regard extérieur. Je répondis laconique, consciente pour la première fois que mes parents étaient assez singuliers.

– « C’est mon père qui pleure.

– « Ah! C’est ton père… en a-t-il du chagrin ! » s’exclama la voisine, elle ajouta aussitôt gentiment : « Ca fait du bien de pleurer parfois.… »

A Paris mes parents s’étaient fait construire une petite pièce insonorisée dans la cave, ils avaient expliqué aux voisins qu’ils faisaient faire un studio d’enregistrement. Nous étions évidement dans la confidence. Avec les lyings on peut remonter très très loin dans la souffrance, très loin dans sa vie quand on était bébé et même avant dans le ventre de sa mère, et même encore avant dans des vies antérieures. Et puis tout ceci s’est tassé, espacé,… les lyings ont révélé peut être tout ce qu’ils avaient à dire, et puis ce ne devait plus être tout à fait la même chose sans le lac immense.

« Toi, tu as de la chance Catherine » me disait souvent maman, quand tu étais dans mon ventre j’ai fait des lyings avec Svamiji. Ainsi j’ai été lavée de mes problèmes avant d’en avoir, j’ai fait des réserves de sérénité.

J’étais un bébé très calme et Papa méditait auprès de moi, comme en présence d’une divinité, me laissant le sentiment que je ne suis pas n’importe qui. J’ai du potentiel. Je l’imagine assis en tailleur, le dos droit, les mains ouvertes vers le ciel, s’inspirant de ma présence.

Svamiji,  je lui dois ce qu’il a donné à mes parents qui a fait d’eux ce qu’ils sont et de moi ce que je suis.

Le petit beignet.

Quand on me pose la question sur cette enfance, sur cet enfant de disciples actifs. On me demande: « Qu’est ce que ça t’a fait d’être baigné dedans ? »

Et moi qui aime jouer avec la sonorité des mots j’imagine tout de suite un petit beignet de pomme tout rond, tout frit. Je suis le petit beignet de Svamiji.

Et les autres voudraient bien goûter à ce que « ça fait » d’être un petit beignet. Comme ça du bout des lèvres pour voir et sans prendre de risque.

Et moi aussi je m’interroge, ce que j’ai reçu et qui m’a paru si naturel, qui fait tellement partie de moi, de ma façon d’être, de voir les choses, qu’est ce que c’était en fait ?

Si on détache la peau du beignet il y a la pomme, mais ce n’est plus un beignet alors. Je suis le résultat de tant de choses, tant d’actions réactions, et un résultat mouvant en plus, puisque tout change…

Svamiji a avant tout, pour moi bénéficiaire, permis à mes parents d’être de vrais parents, c’est à dire de s’occuper de leur enfant, de répondre à ses besoins présents, sans être pollués par le passé, sans projeter sans cesse par des processus d’identifications pernicieux des choses qui n’étaient pas. Un grand ménage en fait pour repartir sur de nouvelles bases. Et vu le passé qu’ils traînaient derrière et dedans eux, c’était pas gagné d’avance que ce passé ne se mettent pas aussi devant eux.

La rencontre

J’avais 5 ans et on était partis pour quelques mois vivre en Normandie, pour accueillir Svamiji. C’était l’évènement. Papa et Maman avaient fait construire une salle de bain de plein pied rien que pour lui, c’est dire ; « Svamiji est âgé, il ne peux pas monter l’escalier pour aller à la salle de bains » avait expliqué Maman. La douche au sol de carreaux de ciment couleur brique, le wc, le lavabo tout était fin prêt. Et une porte indépendante donnant sur l’extérieur  pour que Svamiji puisse faire sa promenade.

Svamiji, pour moi c’était Soi-mi-dji , soi c’est soi-même et ce sentiment d’être soi-même, ce doux ravissement est doux comme la soie. Mi, est-ce la note ? Est-ce moitié-moitié ? C’est un peu mystérieux… et Dji c’est son petit nom : Soimi : le sage, « Dji » son petit nom oriental comme dans Djellaba, Djibouti, Djerba ou encore Djinn.

J’allais à l’école du village avec ma grande sœur en bicyclette, j’étais en grande section de maternelle et on m’avait mis avec la classe de CP /CM1, alors j’étais au fond, tranquille et j’avais le droit de faire des dessins et ce que je voulais. J’écoutais d’une oreille distraite l’instituteur qui venait me voir de temps en temps pour savoir si j’étais contente. J’étais ravie et ce régime à part me convenait tout à fait, j’ai gardé « l’oreille distraite » tout au long de mes études, je n’ai donc pas retenu grand chose et continué à faire des dessins.

Maman était grosse comme une bonbonne : je ne pouvais pas faire le tour avec mes bras. Et douce comme un bonbon sucré. Elle faisait un régime et ingurgitait une infâme poudre blanche à tout bout de champ en faisant de terribles grimaces et en poussant des soupirs à faire trembler les éclairs au chocolat. Pauvre maman !

 Elle portait une robe de chambre où des fleurs blanches et bleues s’entremêlaient, les cheveux dénoués, elle était pour moi la plus belle des mamans. Quand je l’approchais davantage je découvrais le visage d’une petite fille très malheureuse, les yeux pleins de peurs et de pleurs.  Mais tout cela ne me concernait pas, c’était du passé, et quand elle était ma maman, elle était remplie du bonheur de notre relation.

Puis Soimidiji  (autre orthographe possible) est arrivé, Il était terriblement grand et portait des lunettes de soleil. Le soir maman fabriquait le Channa du lendemain, ce qui n’était pas une mince affaire, il fallait faire bouillir des tonnes de lait et mettre au moment adéquat un tout petit peu de citron. Je raffolais du Channa que je saupoudrais allégrement de sucre et qui crissait sous la dent. Il y avait aussi les Chapatis.

Je formais les petits boules dans les mains, avant que Maman ne les aplatissent. Il fallait les présenter sur le côté pour que la flamme les morde, les retourner savamment et tout d’un coup ils se mettaient à gonfler : la récompense. Le signe que l’action était parfaitement juste.

Soimi-Svami s’enroulait dans un châle et maman le couvait du regard pour savoir s’il avait besoin de quelque chose, pour deviner ce qui pourrait lui faire plaisir … J’avais le droit de venir dans sa chambre pour assister à son repas. Il avait un plateau en inox, des petits bols en inox et mangeait avec ses doigts. Après il fallait se retirer discrètement, c’était l’heure de sa sieste. J’étais impressionné par l’extrême attention que lui portaient mes parents. Par leur joie, leur plaisir d’accueillir leur maître chez eux, par le mal qu’ils se donnaient pour lui fournir tout ce dont il avait besoin. J’assistais à ses ablutions, je trouvais qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, cependant il régnait dans sa chambre un très grand calme.

« Attention les enfants Svamiji dort et il ne faut pas faire de bruit » Nous marchions silencieusement sur la terrasse, choisissant tout d’un coup où poser les pieds. La terrasse était un pachwork composé de marbre aux différentes teintes que l’ancien propriétaire, entrepreneur et récupérateur de matériaux avait disposé au hasard de sa fantaisie, et j’essayais d’en deviner le sens. Il fallait faire silence car le Maître dormait et toute l’atmosphère changeait, devenait grave et légère à la fois, le temps suspendait son vol, un peu comme en Inde.

Après le départ de Svamiji, papa restait dans la chambre qu’il avait occupé, il méditait en sa présence absente.

De retour à Paris, maman s’est assise sur mon lit auprès de moi, et j’en garde le souvenir d’une grande douceur. Elle m’a expliqué que Svamiji avait dit qu’elle devait me faire un cadeau car je l’avais accueilli dans ma maison. Et que c’est moi qui devais dire ce que je voulais recevoir.

Cette proposition me plongea dans un abîme de réflexion. J’avais tout d’abord le sentiment de ne manquer de rien. Oui, j’avais déjà toutes sortes de poupée, de jeux, et je me sentais comblée, pas en manque. Je pris conscience de cela. Puis je me sentis troublée par l’idée d’obtenir, de monnayer le fait que j’avais reçu Svamiji, que je lui avais prêté mes parents et ma maison. Je ne savais pas que cela méritait une récompense, tout s’était passé de façon très naturelle et je n’avais pas eu le sentiment de renoncer à quoi que se soit pendant cette période.

J’éprouvais un malaise, si j’avais su que cette action méritait récompense, aurais-je pu ou dû agir différemment ? Et de façon à obtenir plus. Mais plus de quoi ? Puisque je pouvais choisir ce que je voulais. Est-ce que je pouvais comme dans le conte où la fée vient te voir pour exaucer trois vœux, lui demander en première instance de pourvoir multiplier à l’infini ce cadeau. Et je passais du désir de « rien de spécial », au désir « infini du désir », et tout cela devait prendre une forme matérielle. Il fallait dire le nom d’une chose, d’un cadeau. Maman s’aperçut de mon trouble et me demanda de réfléchir. Je devais choisir une chose, Svamiji avait insisté pour que chaque enfant choisisse un cadeau, mais je pouvais attendre un peu avant de me décider.

Est-ce que Svamiji voulait me faire un cadeau matériel ? Pour lui le matériel était donc important, et je me remémorais le confort de la salle de bains de plein pied, le respect de ses habitudes alimentaires… et en même temps mes parents et lui s’enfermaient pendant des heures pour parler de bien d’autre chose, non ?

J’en tirais la conclusion qu’il fallait tout d’abord assurer un confort matériel pour pouvoir réfléchir dans de bonnes conditions.  Mais est-ce que Svamiji voulait que je réfléchisse à la nature infinie du désir ? Même si cela ne m’apparaissait pas aussi clairement dans mon esprit d’enfant de cinq ans. Y avait-il un message ? Que devais-je comprendre ?

Ou voulait-il simplement me faire plaisir, et me communiquer que j’étais une enfant qui doit vivre sa vie d’enfant pleinement et simplement avec les jouets de son âge. Vivre pleinement le moment présent, voilà aussi une des lois de la vie selon mon Svami.

Je n’avais envie de rien de spécial et envie de tout en même temps. Mais quelle forme donner à ce tout ?

Finalement il me parut préférable de donner une suite simple à cette proposition simple et je choisis une armoire pour ranger les habits de mes poupées.

Quelques temps après, le temps d’oublier toute cette histoire de cadeau, l’armoire blanche et bleu-marine arriva. Elle était assez grande et pouvait contenir pas mal d’habits.

« Es-tu satisfaite ? » me demanda Maman qui avait du choisir entre plusieurs modèles et qui était sans doute intriguée par mon attitude très concentrée alors que je faisais coulisser les portes de l’armoire.

« Oui » répondit la petite Catherine. J’étais satisfaite de cette armoire qui n’était qu’une armoire, mais aussi un message d’amour et d’encouragement dans mon cœur. Une espèce de douceur car Svamiji m’avait considéré comme une personne à part entière, il avait reconnu mon existence.

Son cadeau me paraissait tout de même curieux. Il avait cherché à satisfaire un désir, montrant par là, que le désir doit être satisfait. Alors que je savais qu’il disait qu’il est impossible de satisfaire le désir.  Il me donnait donc l’occasion de l’expérimenter par moi-même.

 A chaque fois que je retrouvais cette armoire, rangée dans ma propre armoire, j’éprouvais un sentiment étrange et doux. J’aimais cette mise en abîme, cette armoire dans l’armoire. Je savais aussi que Svamiji disait qu’il fallait ranger ses affaires, mettre de l’ordre dans sa vie, chaque chose à sa place, mais je n’utilisais pas beaucoup cette armoire d’habits de poupée. Et quand plus tard je m’en débarrassais, consciente et un peu triste que Svamiji reparti en Inde, puis mort, ne l’avait jamais vu, j’expérimentais le désir révolu.                          

Ste Gemmes-sur-Loire, le 15 février 2006

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